Bientôt, très bientôt dans les kiosques... Mais en attendant, voici un extrait pour vous faire patienter encore un peu!
Aux armes, Bourguignons !
Les dernières heures du château de Solutré
ROMAN HISTORIQUE
Les dernières heures du château de Solutré
ROMAN HISTORIQUE
« Et bénis soient tous ceux qui iront détruire le château de la Roche de Solutré ! » Telles furent les dernières paroles de Philippe le Bon au sujet du château bourguignon tant convoité lors de la guerre de cent ans. Comment jugerait-t-il aujourd’hui des amoureux de l’histoire qui donneraient toute leur vie à la reconstruction du passé ? Serais-je maudite pour m’être permise de faire revivre de manière romancée et sans prétention une page de notre histoire locale ? Et bien, soit, Monseigneur le Duc, j’en prends le risque « Et bénis soient tous ceux qui feront revivre tout simplement à travers leur imaginaire et au-delà des préjugés le château de la Roche de Solutré ! »
Chapitre 1 « Je suis le seigneur de la Roche de Solutré »
Je suis le seigneur de la Roche de Solutré. Oh, non pas de ceux que les hommes nomment ainsi, barons, chanoines, capitaines ou baillis, d’ici ou de là, de Dieu ou du Roi, peu m’importe…Ceux là ne sont que les maîtres temporels, transitoires, humains, de mes portes et de mes créneaux. Non, je suis, moi, d’une autre trempe, d’une autre essence, d’une autre éternité ! J’ai mille ans, et depuis mille ans je provoque l’effroi, ou je rassure, selon que l’on veuille me prendre d’assaut, ou se protéger derrière mes murailles. Des hommes ont taillé mes pierres, une à une, avec passion, et m’ont ancré ici, au sommet de la Roche, dans un sol millénaire porteur lui aussi d’une gigantesque mémoire. Mes fondations sont au contact de la nuit des temps, et ma plus haute tour touche le ciel. Tout en moi est puissance. A des lieux à la ronde on me voit, et JE vois. Je suis à la fois le témoin, le repère, la menace. La vie simple des hommes m’est néanmoins familière. Ils vont et viennent sous mes yeux depuis si longtemps, marchant, taillant, grattant la terre avec courage, avec ténacité. Ils travaillent, élèvent leurs bêtes, souffrent, font pousser joies ou désespoirs comme si c’étaient vignes ou blés, jamais cessants ! Parfois, pris d’une de leurs folies, ils se battent. Oh, comme leur colère doit être grande pour qu’ils inventent autant de cruautés. Et quelles scènes terribles ils m’ont déjà donné à voir ! Cultures ou maisons, tout ce qu’ils savent construire avec tant de talents, ils le brûlent. Hommes, femmes ou enfants, tout ceux qu’ils savent aimer avec tant de tendresse, ils les violent ou les tuent. Je suis moi-même une arme, qu’ils ont conçue pour abriter des soldats, et pour s’en protéger. Mais je suis une arme sacrée, capable de communiquer sa force à ceux qui me tiennent. Aussi me veulent-ils tous à eux, avec eux. Pluies, vents ou froidures, rien ne saurait m’effrayer. Et qui pourrait abattre mes murailles, de plus de trois mètres d’épaisseur ? Rien ne saurait m’effrayer, si ce n’est la folie des hommes. Je suis le château de la Roche de Solutré.
Bercé par le battement régulier du pas des chevaux, le petit garçon avait fini par s’endormir au fond de la charrette, à même les sacs et les paniers d’épices, de fruits, de viandes cuites, de fèves, toutes denrées odorantes et apaisantes pour l’enfant. Autour de l’équipage, qui s’en revenait des foires de Chalon, le soleil rasant de cette fin d’après-midi d’été éclairait les nuages de poussière formés par le passage répété des cavaliers et des convois qui allaient et venaient sur le chemin de terre. Richard, le frère aîné du petit Jehan endormi, tenait les rênes, adressant un fier et large sourire à tous ceux qu’il croisait, de plus en plus souvent des familiers à mesure qu’ils approchaient de la fin du voyage. Marie, la mère des deux enfants, laissait reposer son regard sur le paysage si coutumier. La fatigue aidant, son impatience était grande de voir enfin se dessiner au loin la belle silhouette de l’église abbatiale de Cluny. Le périple avait été long et pénible pour tous et la joie du retour se lisait sur les visages, y compris sur celui de Jehan dont un léger sourire trahissait le probable rêve : il devait être en train de courir à travers les rues de la ville pour rejoindre son père travaillant sur l’un des chantiers de l’abbaye ! Marie la regrattière[1] revenait de sa tournée par Chalon, puis Mâcon, rapportant au foyer sa recette avec les nouveaux articles de son commerce ambulant. Son métier consistait à acheter, puis à revendre en petites quantités minutieusement conditionnées, de nombreuses denrées dont les principales étaient des pains, du poisson, des œufs, de la viande cuite, du sel, des fruits ou du fromage, mais aussi des épices communes, telles que poivre, cumin et cannelle. De par cette activité Marie s’apparentait, à modeste échelle, à cette catégorie de paysans en rupture de travail agricole qu’on voyait vadrouiller dans les villes, concluant quelque marché ici ou là avant de s'esquiver, la besace chargée de victuailles achetées à peu de frais. On les retrouvait faisant surface ailleurs, ayant étalé par terre leur pacotille et les écoulant à gros prix. Marie ne procédait pas autrement, quoique la rareté de ses sorties et les petites quantités de denrées qu’elle négociait ne lui permissent pas de revendiquer son appartenance à l’organisation d’une quelconque hanse, ces associations de marchands regroupés par activités, de manière à bien protéger leurs intérêts commerciaux. Le chemin que suivait la charrette jalonnait un paysage diversifié de forêts, de bocages et de coteaux couverts de vignes à perte de vue. Marie se disait que la beauté de ce pays des alentours de Cluny était le fruit de la bonté de Dieu. Ce berceau de vie, cette terre nourricière, apportait tout ce dont l’homme avait besoin pour vivre : la terre, l’eau et le bois. C’est bien des siècles auparavant, en septembre 910, que Guillaume le Pieux, comte de Mâcon et duc d’Aquitaine avait fait donation aux apôtres Pierre et Paul de sa villa[2] de Cluny, sise dans le comté de Mâcon, sur la rivière de Grosne, pour qu’il y soit fondé un monastère de bénédictins placé sous la direction spirituelle de l’abbé Bernon. Lors de cette donation, Guillaume avait écrit : « Je donne…le domaine de Cluny avec sa cour, sa réserve et la chapelle dédiée à Marie et à Saint Pierre, avec tout ce qui en dépends en fonds, chapelles…vignes, champs, prés, bois, plans d’eau et cours d’eau, moulins, cultures et friches…le tout en intégralité…un monastère régulier devra y être construit…et où les moines vivront en communauté selon la règle du bienheureux Benoît... ». L’œil toujours aux aguets, Richard se dressa soudain sur son siège, laissant échapper un cri de soulagement à la vue des premières toitures du bourg : - P’tit Jehan ! Réveille-toi ! Droit devant, petit ! Nous arrivons sur nos terres ! Jehan, tout hébété et engourdi par sa sieste, leva la tête avec effort en essayant de garder son équilibre au milieu des sacs et paniers qui garnissaient la charrette : - Mère, est-ce vrai, enfin ? Aaaaaaïe ! Impatient de voir au loin les images annoncées, Jehan s’était retrouvé les quatre fers en l’air, un sac de linge en toile de jute sur la tête et un petit tonneau de garum[3] menaçant dangereusement de verser sur lui. - Richard, freine les chevaux, voyons ! Marie s’était précipitée à l’arrière du chariot pour aider son petit garçon à se relever de sa mauvaise posture. - Pour sûr, mon pauvre Jehan, que tu as bien failli t’appeler Jehan le poisseux ! Ils étaient tous trois bien fatigués, mais le visage déconfit de l’intéressé était tel qu’il provoqua chez son frère aîné, puis chez sa mère, un bon rire bienfaisant. Le temps était maintenant venu de quitter la route de la Mutte[4] et la porte sud de l’enceinte de la ville, dite porte de Mâcon, fut bientôt franchie. Sans plus attendre alors, et malgré les réprimandes de sa mère, Jehan prit son élan pour enjamber le rebord arrière du chariot, sauta à terre, et entreprit une course effrénée, perdant haleine, pour rejoindre son père au plus vite. Le garçon fut d’abord surpris par la pénombre ambiante. Les maisons à étages assombrissaient les rues étroites, et lui qui sortait de la blancheur ensoleillée de la route n’en finissait pas de se heurter partout, trébuchant sur une grosse chaîne barrant une rue, bousculant deux cochons fouillant les ordures, pataugeant dans la boue du ruisseau qui coulait au milieu de la rue. Pour finir, il s’étala sur un petit tas de fumier posé là, au coin d’un porche. C’était l’heure où les boutiques fermaient. On voyait les commerçants s’affairer à ranger leurs marchandises, rabattant ensuite le lourd volet formant l’auvent de leur étal, tandis qu’un peu partout sonnaient les cloches des églises paroissiales, comme un appel aux artisans et ouvriers à rejoindre leurs chaumières. Tout en continuant sa course, avec plus de précautions cette fois, Jehan jetait de fréquents regards vers le ciel, cherchant à y apercevoir l’échafaudage annonciateur de la présence paternelle. Il l’aperçut soudain, à l’angle d’une ruelle. Au moment où il s’engageait dans cette dernière, il reçut en plein visage l'eau d'un plat de toilette jetée d’une fenêtre. Quel danger que cette ville ! Furieux et trempé, il n’en continua pas moins sa route, déchargeant au passage sa colère sur une malheureuse poule vaquant là à son travail de nettoyage du caniveau. Puis il heurta un gigantesque obstacle de cuir souple, qui le stoppa net. Ça sentait bon, et c’était une odeur bien connue ! C’était le grand tablier de travail de Papa ! - Oh là, marmaille ! Toujours à courir la tête en l’air ! Et quelle odeur ! Où donc es-tu allé frotter ton nez ? Et où sont Richard et ta mère ? - Nous arrivons à peine de Mâcon ! Ils sont sans doute rentrés à la maison à présent. Mais Papa, Papa, dis-moi… - Mais quoi donc, mon Jehan, reprends ton souffle ! Le grand Jehan riait de l’excitation de son fils. - Léonie a-t-elle eu mon cousin, de son ventre ? - Oui mon enfant, mais c’est une cousine ! Le ciel n’a accordé qu’une fille à ta grande soeur. Elle se nomme Louise, et elle est bien portante et solide. Mais je te mets en garde, jeune maraud : ne t’avise pas d’aller chahuter autour d’elle ou de ta sœur, à leur faire perdre la tête comme à ton habitude ! En attendant, va donc les prier de venir souper en notre table ce soir. - Oui père, je m’en charge ! Le regard amusé, Jehan, dit le Grand, à cause de sa taille imposante sans doute héritée de ses racines germaniques, suivit des yeux son intrépide garçon qui venait de reprendre sa course. A quarante deux ans, Jehan était déjà un homme âgé, fatigué d’avoir toute sa vie martelé la pierre, soulevé les tuiles et respiré la poussière, à l’ombre de l’abbaye de Cluny. Héritier de l’art des bâtisseurs, Jehan le Grand était fils et petit-fils d’artisans mortelliers[5]. Son grand-père Hugues, lui-même fils d’ouvrier mortellier, s’était enrichi durant les années où les chantiers successifs de l’abbaye avaient généré un égal profit pour la population de la ville et des environs. Cette croissance avait permis à l’aïeul de se constituer artisan en fin de carrière. Rien de semblable ne risquait d’arriver au grand Jehan aujourd’hui, quelles que fussent son habileté, et son expérience ! En ce début de 15ème siècle, rien ne pouvait rappeler l’intense activité que Cluny avait jadis connue. Relâchement de la vie religieuse, finances dévastées, dégradation matérielle des bâtiments étaient désormais le lot des abbés de Cluny, qui devaient d’abord faire face à une désorganisation générale de leur ordre. « L’odeur de la pierre taillée mêlée à la chaux a marqué toute mon existence, mais c’est tout ce qu’il me reste ! » avait coutume de remarquer Jehan, non sans amertume ! En voyant son garçon partir au loin, il se revit soudain, jeune apprenti, rencontrant sur le chantier celle qui allait devenir sa femme. Marie ! Elle était fille d’un vonier[6], et était venue un beau matin avec deux de ses frères prendre possession d’une livraison. Elle était belle sa Marie, ce jour là, il s’en souvenait bien ! Toujours ayant le goût du voyage et du commerce, et suivant fréquemment les convois de son père sur les routes de Bourgogne, entre carrières, ports, tuileries et chantiers. La livraison de ce jour là avait soulevé les cœurs des deux jeunes gens, en même temps qu’un nuage de poussière. Et elle s’était bientôt terminée en échanges de dot ! Quinze années plus tard, le goût du commerce n’avait pas quitté Marie. C’était une femme déterminée, et ça lui plaisait bien, au grand Jehan. Ça lui allait d’autant mieux que, depuis quelques années, le métier de sa femme venait opportunément compenser la baisse de commande des chantiers. Progressant à larges enjambées, Jehan le Grand avait repris le chemin de sa maison. Son œil de bâtisseur exercé jaugeait instinctivement l’architecture environnante. Il pouvait rapidement distinguer les maisons les plus riches - celles des commerçants et artisans clunysois qui avaient réussi - à leurs belles arcades marchandes[7] ouvrant au rez-de-chaussée sur la rue. Quant à la pièce principale de la maison elle se trouvait à l’étage, reconnaissable à ses baies, simples ou géminées[8], elles mêmes ornées d'un décor sculpté particulièrement soigné, composé d'entrelacs, de végétaux et d'animaux fantastiques. C’est dans la « aula » que se déroulait l'essentiel de la vie, non seulement familiale mais aussi sociale, de ses habitants. La pièce était chauffée par une grande cheminée, et les fenêtres, dotées de coussièges[9], permettaient de s'asseoir au plus près de la lumière. La maison de Jehan le Grand était plus simple. Au rez-de-chaussée, cuisine et salle formaient un seul ensemble. Une cheminée modeste occupait l’un des murs, les autres pans étant recouverts de pots à cuire, écumoires, torchons et autres ustensiles de ménage. La grande fierté de Jehan, c’était la grande salle du rez-de-chaussée, fraîchement pavée par ses soins. Entre récupérations et troc contre bons services de maçonnerie, la pièce, jadis de terre battue, était à présent à l’écart des fréquentations et installations de souris, mulots, araignées et autres bestioles susceptibles d’engendrer, en plus de leur nuisance, un manque d’hygiène qui pouvait s’avérer fatal lors d’une disette ou d’une épidémie. Ce jour là, les retrouvailles familiales furent comme bien souvent simples et chaleureuses. Tous s’étaient réunis près du feu, en contemplation de la petite Louise qui émettait pour l’heure ses premiers gazouillis, à la joie générale. En ce jour de fête, tant en raison de la récente naissance que du fait du retour de Marie, la table fut dignement dressée. Le souper était composé de viandes blanches et d'une purée de féveroles servie avec un vin rouge, le tout accompagné d’un bon pain frais. Pour l’occasion, Marie avait sorti une belle nappe et Jehan le petit avait eu le droit de boire du vin comme les grands, à condition qu’il restât à table ! La famille était presque au complet. Seul manquait Arthaud, l’un des fils de Marie et Jehan. Il était parti un beau jour, dans l’intention avouée de partager la vie monastique de l’ordre cistercien. Et il n’avait, depuis, plus donné signe de vie. « Que Dieu veille sur lui et que ses prières nous protègent du malheur », avait prié silencieusement Marie, sans en parler jamais à son mari. Pour Jehan en effet, Arthaud était un déshonneur familial. Comment le descendant d’une lignée de bâtisseurs clunysois, sous protectorat bénédictin, avait-il pu trahir Cluny, ce qu’avait fait Arthaud, aux yeux de son père, en s’en allant prier Dieu à Cîteaux ? La réaction de Jehan n’était pas entièrement partagée par sa femme, ni même par bien de leurs proches. Chacun avait pu en effet observer les changements significatifs de la vie monastique clunisienne. Si elle avait longtemps fédéré les énergies et fertilisé une économie sans pareil, c’était loin d’être devenu le cas aujourd’hui. L’ordre cistercien était tout d'abord apparu comme une réaction envers la centralisation et la richesse de Cluny. Les moines cisterciens devaient vivre loin des villes, dans l'abstinence complète et la plus grande pauvreté, et avaient redonné au travail manuel toute son importance. Cela avait peu à voir avec les offices somptueux qu’organisait Cluny. Peu à voir non plus avec sa brillante vie intellectuelle. Les Cisterciens avaient repris à leur compte les critiques qui étaient nées ça et là envers Cluny. Sous l'égide de saint Bernard, la dénonciation avait pris une ampleur particulière, jusqu’alors inconnue. Les agressions étaient violentes, incessantes, et d'autant plus déstabilisantes qu'elles s'inscrivaient au moment où tous, et en particulier le pape, cherchaient à rabaisser la congrégation, devenue trop puissante et trop orgueilleuse. Depuis le départ de son fils, Jehan le Grand avait simplement eu la confirmation de son lieu d’arrivée, par les échos de ceux qui parcouraient sans cesse les grands chemins. A l’aube du dernier jour de mars, Arthaud le novice s’était rendu dans un bois marécageux, au sud de Dijon, dans le monastère de Cîteaux, et n’en était plus ressorti. Le grand Jehan fut tiré de ses tristes pensées par son diable de fils qui, en bout de table, trépignait sur sa chaise en interpellant son grand frère : - Richard, Richard raconte des histoires qui font des frissons, allez ! Amusé, Richard se prêta au jeu, au grand bénéfice d’un auditoire captivé. Il commença à évoquer une histoire qui, depuis quelque temps, était devenue très populaire : c’était la légende arthurienne et l’histoire tragique de Lancelot du Lac, surnommé le chevalier à la charrette : -…Et Lancelot, après avoir été dégradé, fut traîné dans une charrette attelée à un cheval dont on avait coupé la queue et les oreilles… Jehan s’était tu, bouche grande ouverte, et semblait n’en mener pas large. La chair de poule lui parcourait le dos. - Revêtu d’une chemise sale et déchirée, continua Richard, il a les mains liées derrière le dos, et son écu est renversé. Mais le plus terrible et honteux c’est la boue qu’on lui jette sur son passage… Marie interrompit le charme. Tous étaient fatigués. Il était temps d’aller dormir : - Et la légende des bons enfants qui vont sagement regagner leur couche, voulez-vous que je la raconte aussi ? Lança-t-elle. Tout le monde resta dormir à la maison, certains improvisant une literie faite de quelques linges et sacs en toile de jute. On se groupa autour de la couche de Léonie, qui berça les uns et les autres par le murmure de sa voix douce et les refrains qu’elle chantait à sa petite fille nouvelle née. Dès le lendemain matin, chacun se remit au travail. Hugues, le mari de Léonie, était fournier de la ville basse. On le vit bientôt s’appliquer à lancer adroitement la farine à l’intérieur de son four, afin de juger de la température idéale à la cuisson des petits pains et autres denrées que les habitants lui apportaient régulièrement. Léonie était quant à elle « oublieuse », marchande d’oublies, vendeuse de petites pâtisseries. Mais ce jour là, ayant à faire avec son bébé qui réclamait multiples tétés et autres soins, elle fut gentiment remplacée par son petit frère… qui ne demandait que cela. Jehan adorait la criée à travers les ruelles, jusqu’au champ de foire. Il appréciait tout particulièrement d’aller en direction de la promenade du Fouettin. Son grand frère lui avait dit que c’était là qu’étaient flagellés en public les coupables d'adultère ! Richard racontait aussi que les amants ou époux fautifs étaient placés à cheval sur un âne en position inverse à la marche, ou bien encore qu’ils devaient faire le tour des remparts de la ville à pied et complètement dévêtus, sous les rires des habitants. Jehan maudissait le sort de ne pas lui avoir permis de voir ce genre de scène. A moins que toutes ces histoires n’aient été inventées par Richard, pour le taquiner ? Au cas où, Jehan n’omettait jamais cependant de passer par là ! A son fourneau, Hugues s’affairait ce matin là à une commande prioritaire : celle du talmelier François, qui était un ami de la famille. Le talmelier avait un rôle très important dans l’économie de la boulangerie. C’est lui qui choisissait et achetait les meilleurs froments, les stockait, les vannait, choisissait enfin le bon moulin, dont il rapportait la « boulange » brute, c'est à dire le produit de la mouture. C’était généralement son ouvrier qui avait la charge du tamisage de la farine, laquelle était fonction de la qualité de pain qu'on souhaitait fabriquer. Au sommet de la hiérarchie, il y avait le pain blanc, qu’achetait la bonne bourgeoisie de la ville ! François fabriquait des pains de petite taille, toujours ronds, qui pesaient au choix 9, 12, ou 24 onces [10] et qu’il ne manquait pas d’agrémenter d’herbes aromatiques, telles que pavot, carvi, fenouil, coriandre ou anis, semées sur le dessus des pains, et dont il s’approvisionnait bien sûr auprès de Marie. Les cuissons et la gestion des redevances étaient confiées à Hugues le fournier, qui faisait payer son travail à raison d’une tourte due pour quinze tourtes cuites. Tous les habitants d’un périmètre donné étaient quant à eux obligés de faire moudre leurs céréales au moulin à eau, toujours propriété d’un seigneur laïc ou ecclésiastique. Richard était aux côtés de son père sur un chantier. Il travaillait à la réfection d’un meneau de pierre, sur une baie fragilisée par de multiples modifications de façade. A 17 ans, son apprentissage manuel venait de prendre fin et il savait bien que le moment de reprendre les affaires familiales arrivait à grand pas. Sa raison lui dictait toutefois de ne pas rester là. Il pensait souvent à Dijon, dont la vie foisonnante et variée l’attirait, sans parler des perspectives de conquêtes féminines, beaucoup plus larges qu’à Cluny ! Richard était un beau jeune homme, libre comme l’air, et qui plaisait aux filles. Parmi tous les métiers de bâtisseurs[11] que l’on pouvait croiser sur un chantier, celui de maçon apparaissait à Richard comme le plus intéressant et le plus diversifié, en dehors du fait que c’était aussi le métier de son père. Le maçon pouvait être aussi bien amené à cimenter un mur très simple qu’à poser une voûte en croisée d’ogive à plus de quatre mètres du sol avec une très grande précision. Et lorsqu’il se trouvait tout en haut d’un bâtiment, le jeune homme n’aimait rien tant que pouvoir contempler les derniers rayons du soleil caressant les multiples toitures enchevêtrées, approcher les oiseaux et, tout là haut, entendre le bourdonnement de la vie animée du bourg. Marie la regrattière avait pendant ce temps rejoint les halles où elle s’était mise à dévoiler avec beaucoup de fierté les nouvelles denrées et autres biens achetés aux quatre coins du pays : - Trois boisseaux de fèves pour vous, Madame, à dix sous[12] ! Et deux beaux chefs d’ail pour quatre deniers ! Approchez, n’hésitez pas ! - Combien la douzaine d’œufs, ma bonne dame ? Lança une passante. - Pour vous, ce sera vingt œufs pour trente cinq deniers, et voyez comme ils sont gros ! Marie achetait ses œufs directement dans les manses[13], à un denier l’unité. La transaction était donc fructueuse, d’autant plus que cet aliment de base était fortement prisé au cœur des villes
Ainsi pour Hugues, Richard, Jehan et les autres, la vie suivait son cours, paisiblement. Paisiblement ? Peut-être pas autant pour Marie, que ses fréquentes allées et venues à l’extérieur de la ville avaient rendue plus sensible aux fortes tensions qui se faisaient sentir dans le royaume.
Chapitre 3 Le royaume des frénésies
Ce jour d’août 1392, Charles VI chevauche à la tête d’une armée de 8.000 hommes. La troupe aborde les grandes forêts de la région du Mans. C’est l’été, il fait chaud, l’humeur générale est maussade. A commencer par celle du jeune roi, convalescent et peu affermi sur ses étriers. Quelque temps auparavant, de violentes fièvres l’ont affaibli, qui se lisent sur son visage. Autour de lui ses oncles paternels, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne et Jean, duc de Berry, font ouvertement mauvaise figure. Les deux frères sont là à contrecœur et les raisons de leur humeur sont multiples.D’abord, il y a l’objet même de l’expédition. Beaucoup d’efforts et d’argent dépensés, beaucoup de temps perdu pour une bien petite cause à vrai dire. S’en aller remettre au pas le Duc de Bretagne, au prétexte de sa supposée complicité dans l’attentat d’un conseiller du roi, voilà qui ne nécessitait pas cette armée, ni surtout la présence du roi de France. C’est déraisonnable. Mais Charles y a tenu absolument, convaincu par ses conseillers d’avoir à le faire. Parlons-en, de ceux là. Voilà bien une autre cause d’amertume pour les deux oncles ! Ces conseillers, issus de la bourgeoisie ou de la petite noblesse, avaient été appelés à ses côtés par Charles V pour l’aider à administrer le royaume de France. A la mort du roi, et en attendant que Charles VI soit en âge de régner, les deux frères n’avaient rien trouvé de plus urgent que d’écarter ces peu glorieux et si gênants – pour leurs propres affaires - « marmousets », comme on les surnommait, par dérision.Depuis 10 ans, Philippe le Hardi et Jean de Berry avaient donc largement pris l’habitude de gouverner le royaume à leur aise. Dommage pour le pays, d’ailleurs ! Lesdits conseillers étaient des gens fort avisés, des hommes intelligents qui avaient mis en place un vaste projet de réformes de l’administration royale. C’étaient des sages, tout entier dévolus au service de l’Etat, figures annonciatrices des grands commis dont la France pourrait s’enorgueillir des siècles plus tard. Or, depuis sa majorité, Charles VI, conscient que les agissements de ses oncles avaient principalement pour but de servir leurs intérêts personnels, a rappelé les conseillers choisis par son père et a relégué les ducs au rôle qui est le leur dans la juridiction royale : membres du conseil du roi. C’est peu pour ces seigneurs, quinquagénaires imposants, richissimes, dangereux et ambitieux !Et dire que les voilà aujourd’hui obligés de suivre cette ridicule opération punitive. A cette heure, alors que la troupe traverse une immense forêt, Charles VI sent cette tension, et ces désaveux. Il a vingt-quatre ans, sa charge royale est énorme. Dans son dos, les regards pèsent comme une menace, comme les signes avant-coureurs de coups mortels à venir. Sa fièvre aidant, le beau jeune homme blond va soudain basculer dans la folie. Tous ces cavaliers, autour de lui, ne lui veulent-ils pas du mal ? Ne se trouve-t-il pas seul, à devoir défendre sa vie ? Il faut réagir ! Se battre !Le roi sort son épée et l’esprit brouillé par l’angoisse, les yeux pleins d’une sueur de fièvre et de chaleur d’août, il charge !Il charge autour de lui, follement, menant son cheval d’une façon désordonnée, poussant des cris rauques, taillant l’air à grands gestes. Autour de lui, la somnolence de la marche a fait place à la panique. Chacun s’écarte vivement, comme il peut. C’est le roi. Il est hors de question de répondre à ses inexplicables attaques. Que se passe-t-il ? Qu’arrive t-il au roi ? Les cavaliers de son entourage sont des guerriers, habiles à éviter les coups. Ils laissent Charles VI s’épuiser tout seul, jusqu’à ce que l’un de ses chambellans réussisse à le ceinturer.Le roi est à terre, désarmé, le souffle court. Il ne reconnaît personne. Le voyage en Bretagne est terminé. Auprès du roi enfiévré, se tenait également son jeune frère Louis, Duc d’Orléans, alors âgé de vingt ans et promis à la charge suprême à la mort de son aîné. Durant le drame, des hommes ont rapidement et silencieusement entouré le régent désigné, pour le protéger. Tout s’est fait de manière quasi instinctive. Dans la mémoire de chacun, les principes sacrés de la royauté sont inscrits à jamais ....A SUIVRE...